DE L’ILIADE À L’ODYSSÉE

La Mutation du Héros

Édition en couleurs enrichie d’une iconographie qui évoque les épisodes saillants de l’Iliade et l’Odyssée.

4ème de couverture

Au fil de mes publications, je me suis souvent référé à l'Iliade et l'Odyssée, ces deux épopées antiques qui ont traversé les siècles en nous offrant une source inépuisable d'inspiration. Je me suis appuyé sur différents épisodes des deux grands poèmes homériques afin d'éclairer l'un ou l'autre enjeu qui interrogent le psychologue aussi bien que l'astrologue.

Je souhaitais tenter, à un moment donné, une lecture d'ensemble de l'Iliade et de l'Odyssée pour dégager tout à la fois la continuité des deux épopées et leur cohérence interne. C'est l'objet de cet essai que je vais aborder, comme à l'accoutumée, dans une perspective psychologique que j'amplifierai ici et là par le recours au symbolisme astrologique.

introduction 

L’Iliade et l’Odyssée constituent un ensemble indissociable, mais les deux épopées présentent un très grand contraste, à commencer par le fait que la première est une entreprise collective où la coalition grecque affronte les Troyens, tandis que la seconde est une aventure individuelle, celle du retour d’Ulysse en son royaume d'Ithaque.

La guerre de Troie a duré dix ans, mais l’Iliade relate des épisodes qui ont eu lieu dans les jours qui ont précédé la chute d’Ilion. Elle s’étend sur une vingtaine de journées, le premier Chant s’ouvrant avec la colère d’Achille et le dernier s’achevant sur les funérailles d’Hector.

L’Odyssée raconte de son côté le retour de Troie pour les héros qui ont survécu à la prise d’Ilion. Elle s’est étalée également sur dix années, mais le récit recouvre les trente dernières journées où l’on entend Ulysse raconter ses errances et ses naufrages, puis rentrer enfin à Ithaque pour retrouver son épouse, son fils, son père et ses rares fidèles, avant de restaurer la royauté dans sa chère patrie.

Sous la plume d'Homère, Achille, Ajax, Ulysse et les autres héros iliadiques se distinguent par leur caractère propre, mais tous sont rassemblés autour d'une cause commune. Ils sont mobilisés tous ensemble contre Troie et nous allons évoquer, le moment venu, les raisons pour lesquelles la Grèce entière s'est dressée contre la cité de Priam. Les guerriers achéens[1] partagent les mêmes valeurs et sont engagés dans le même dessein. Comme nous allons le voir, ils sont conditionnés par un mode de pensée collectif qui les a fait se lever comme un seul homme. Cette identification à une communauté de valeurs et d'intérêts, adoptés sans autre forme de procès, constitue une entrave au processus d'individuation qui suppose justement que l'individualité émerge de la masse.

 Les amas humains représentent toujours des foyers d'épidémie psychique[2].

Se référer à l'idée d'épidémie pour qualifier l'état psychique de l'armée achéenne pourrait apparaître particulièrement désobli-geant, quand on sait quelle cohorte de valeureux guerriers elle rassemble. Tiré du poème homérique lui-même, il y a cependant un terme qui rend bien compte de la contagion collective. Ce mot grec est le kleos, qui désigne la gloire, et l’on retrouve cette épithète dans le nom d’Héraklès, par exemple. La quête de la renommée est au cœur de l’Iliade, Achille étant par excellence le héros destiné à une gloire immortelle. Cette quête, je vous dis d’emblée comment je la vois, avant de l'analyser au regard des épisodes les plus saillants de l'Iliade. Je la considère comme une quête de la reconnaissance et de la valeur à travers la réalisation d'un idéal porté par la communauté.

L'Iliade est une épopée du kleos et, nous allons le voir, du débordement des affects. De son côté, l'Odyssée est le chant du nostos. Ce substantif grec désigne le retour ; il est à la racine du français nostalgie qui associe l’idée du retour à celle de la souffrance. À ce titre, Ulysse est le héros nostalgique par excellence. Arrêté, sept longues années, sur l'île de Calypso, il pleure chaque matin sur la berge en se languissant de la lointaine Ithaque. Dès les premiers vers de l'épopée, le ton du nostos est donné, tandis que le poète désigne l’objet de la nostalgie odysséenne. 

Ils étaient au logis, tous les autres héros, tous ceux qui avaient réchappé de la guerre et des flots. Il ne restait que lui à désirer le retour et sa femme.

On peut dire à grands traits que l’Iliade et l’Odyssée donnent à voir deux mouvements contraires que l'on peut décrire en ces termes. Les héros iliadiques cherchent à conquérir quelque chose qui donnera à leur vie la valeur, le sens et, en un mot, ce que les anciens Grecs traduisaient par le kleos. De son côté, Ulysse cherche à retrouver quelque chose dont il s’était éloigné. Tout au long de l'Odyssée, le roi d'Ithaque se languit de la patrie et de l’épouse qu’il avait laissées derrière lui pour s’engager sur les sentiers de la renommée. D’un mouvement à l'autre, il y a la question de la conversion ou du retournement. L’héroïsme de conquête doit se convertir, au sens littéral du terme, pour se retourner dans la quête des épousailles. Nous verrons toutefois que l’Odyssée est, pour sa plus grande partie, non pas le récit du retour, mais de ce qui l'empêche, le poète nous faisant suivre les pérégrinations, les errances et les résistances internes dont le héros doit venir à bout à travers sa propre métamorphose.

Tout en voulant mettre continûment le cap sur Ithaque, Ulysse passe en effet dix longues années à errer, tantôt sur des mers déchaînées, tantôt sur des îles improbables où les vents l’ont poussé. On comprend qu’il est travaillé par une tendance qui s’oppose au retour. Cette puissance antagonique, qui le rattache encore à l'esprit du héros iliadique mobilisé par la poursuite de la reconnaissance, continue de faire emprise sur lui pour le détourner de son véritable désir. Il lui faudra descendre en Hadès et se confronter en particulier à l'ombre d'Achille pour faire le deuil de la renommée et pour retrouver le fil de sa propre destinée. En termes de retournement, cela signifie que l'énergie investie dans le kleos se convertit au service du nostos. Outre qu'il désigne le fait d'imprimer un mouvement circulaire, le latin “conversio” mérite d'être souligné ici, parce qu'il signifie aussi la mutation, la métamorphose.

D'aucuns pourraient faire le procès des héros iliadiques en disant que leur guerre est avant tout une affaire d’ego, mais un tel jugement de valeur ne fait pas avancer la compréhension et il risque de nous laisser dans l’illusion que nous aurions nous-mêmes dépassé les tendances égotiques qui animent les guerriers achéens. On ne badine pas avec la question de la reconnaissance, parce qu’elle touche le registre de l’ontologie, celui de l’être qui s’incarne et qui ne peut pas se passer d’un regard propre à le constituer.

D'un point de vue astrologique, la constitution du sujet renvoie essentiellement aux deux Luminaires. Dans le processus du Zodiaque, la Lune-Cancer précède le Soleil-Lion pour signifier que le Soi de l'enfant s'étaye à partir du regard de l'objet maternant. C'est à travers le miroir de la Lune, autrement dit, que l'enfant peut se reconnaître en tant que sujet, au sens du Soleil.

Enfants de Zeus et de Léto, Artémis, la déesse lunaire, et Apollon, le dieu solaire, sont des jumeaux. Sur une gravure alchimique, on voit le frère, couronné de Soleil, et la sœur, coiffée d’un croissant de Lune, se tenir la main. Cette gémellité est une autre manière de rendre compte de l'indissociabilité des deux Luminaires, mais les circonstances dans lesquelles le frère et la sœur ont vu le jour amplifient l'idée selon laquelle la Lune tient lieu de miroir pour le Soleil.

Parvenue au terme de sa grossesse, Léto mit d'abord au monde Artémis. À peine née, la déesse témoigna de ses attributions de sage-femme en assistant sa mère en couches et en recevant son frère Apollon dans ses mains. En faisant de la déesse lunaire l'accoucheuse du dieu solaire, le mythe traduit sous une forme saisissante ce que la roue du Zodiaque donne elle-même à entendre à travers la Lune-Cancer qui prépare l'intronisation du Soleil dans le signe du Lion.

Mobilisés par la même soif de renommée, les héros iliadiques poursuivent le Soleil en cherchant à se réaliser au regard de ce que le collectif tient pour modèle de grandeur. Il a fallu vingt ans à un héros aussi avisé qu’Ulysse, le protégé d’Athéna aux yeux clairs, pour se libérer de cette quête de reconnaissance qui le laissait loin de son foyer et de sa reine. Il lui a fallu vingt longues années de mises à l’épreuve pour parvenir à se défaire de ce qui le maintenait encore dans l’identification à Achille, le plus glorieux parmi les guerriers achéens. Autant dire que l’adversité est puissante et qu’elle mérite une attention toute particulière. À ne pas la reconnaître, on risque d’être conduit par elle pour aller, à l'instar d'Ulysse, d’égarements en errances.

[1] Les Achéens désignent la coalition grecque rassemblée contre Troie.

[2] Carl-Gustav JUNG, L'homme à la découverte de son âme, Payot.

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